Artistes, si on parlait de valeur ?
Les artistes ne connaissent pas la régularité des revenus qui est considérée comme la “norme” en France. Ils sont rarement salariés en CDI, et s’ils le sont, ce n’est bien souvent pas pour l’expression de leur art.
Ils se sentent chanceux de “vivre de leur passion”, même s’ils ne font que vivoter et leur “travail” n’en est pas vraiment un aux yeux du commun des mortels pour qui “toute peine mérite salaire” : pourquoi un salaire serait-il nécessaire là ou il y a de la joie partagée, de l’intelligence, du lien, de l’espace critique inventé, un pas de danse ?
alors, si on parlait de valeur ?
Le régime de l’intermittence
Le régime de l’intermittence a été mis en place au départ par observation et par reconnaissance que la valeur produite s’exprime aussi, et dans la durée, en dehors des moments de représentation : Un metteur en scène, par exemple, murit longuement une adaptation, écrit, rassemble une équipe, prépare les interprètes et les répétitions, prévoit la scénographie, les décors, la lumière, le son, rassemble les fonds, défend son projet, l’intègre dans une action avec des publics particuliers. Il en assurera bien souvent l’administration, la promotion, la diffusion.
Il ne percevra de salaire que lors des quelques représentations de “sa” pièce qu’il sera parvenu à vendre. Parfois il pourra percevoir des droits d’auteur. Très rarement.
Les indemnités qu’il va percevoir en tant qu’intermittent sont à même de rémunérer cet entre deux qui est un travail indispensable – et effectué dans l’ombre.
La “société” ne saisit pas l’utilité de ce régime et s’insurge facilement contre ces “artistes” déjà si bien payés et qui voudraient en plus être soutenus par ceux qui travaillent vraiment – eux – via leurs cotisations sociales (puisque le régime de l’intermittence est soi-disant déficitaire !), ou leurs impôts. Mais pour quelques “stars” visibles, il y a tant de précaires chez les peintres, les clowns, les auteurs, les metteurs en scène, mais aussi les techniciens lumière, les ingénieurs du son, les costumières : plus de 200 métiers rien que pour le spectacle vivant !
Des acteurs économiques polyvalents, multi-actifs, indépendants et engagés
Leurs statuts sont différents : intermittents, salariés en CDI, ou en CDD, intérimaires, indépendants, chômeurs, bénéficiaires de revenus sociaux, auteurs, compositeurs, … Leurs revenus sont très différents, et très diversifiés : royalties, droits d’interprètes, droits d’auteurs, salaires, honoraires ;
Ils ont en commun leur rapport à la vie professionnelle, une proximité avec la créativité, un fonctionnement en mode “projet”, des revenus irréguliers, et bien souvent des valeurs et des exigences, esthétiques, sociales, culturelles.
Ce secteur dit “culturel et artistique” représente environ 370 000 personnes dont le revenu moyen ne cesse de baisser depuis son maximum en 2003. Aujourd’hui il flirte avec le smic, indemnités chômage comprises pour le petit tiers qui en bénéficie, d’ou un recours massif à la multiactivité (plusieurs employeurs, plusieurs statuts, plusieurs métiers). Et un tiers de ces professionnels sont indépendants ou employeurs*.
Un rapport du Laboratoire Matisse-Isys (UMR-CNRS) s’est attaché à “interroger les transformations de l’organisation du travail, des pratiques de formation, de production et de vie des intermittents”. En voilà quelques extraits :
La valeur d’un produit culturel n’est pas le résultat exclusif du temps de l’emploi, de l’activité exercée sous contrat de travail. Il résulte d’une pluralité de temporalités irréductibles au temps de l’emploi : temps consacrés à la formation donnée et reçue, à la recherche d’emploi, à la gestation de nouveaux projets, à l’expérimentation, à la recherche, à des projets bénévoles, temps nécessaires consacrés au repos. Les catégories d’emploi et de chômage ne sont donc pas adéquates pour rendre compte des pratiques de production. (…)
Dans la carrière des intermittents et aussi bien dans leurs pratiques concrètes d’emploi et de travail, les fonctions techniques et les fonctions artistiques sont le plus souvent confondues. Une même personne peut exercer aussi bien des fonctions artistiques que techniques suivant les projets sur lesquels elle est engagée. Souvent, la frontière entre artistique et technique est très subtile et l’assignation de la fonction dans le contrat relève d’aspects purement formels plutôt que des pratiques concrètes de travail. (…)
Une première conclusion peut être tirée : l’enquête esquisse une nouvelle figure de l’intermittent, hétérogène et multiple. Á la discontinuité et à la disponibilité, s’ajoutent la nécessité d’assumer différentes tâches et de mobiliser diverses compétences (polyvalence), de travailler dans différents secteurs de la production culturelle (multi-activité), de cumuler à la fois les fonctions salariées et entrepreneuriales. (…)
La partie invisible de l’activité se nourrit de ces hétérogénéités et de ces hybridations et elle trouve une part essentielle de son financement dans l’allocation chômage.
Depuis 2003, et davantage encore depuis 2014, de lourdes réformes de l’intermittence ont été mises en œuvre, éliminant de ce régime un grand nombre d’artistes et de techniciens.
Une véritable manne économique
Ces indemnisations qui réduisent comme peau de chagrin, associées à des politiques publiques qui sont plutôt sur une dynamique de restrictions massives et une économie qui favorise les industries de “l’entertainment” (confusion biens culturels / objets de consommation avec leur cortège de produits dérivés), tout contribue à compliquer le rapport que les artistes peuvent entretenir avec l’argent, et notamment avec l’argent qu’ils gagnent, ce à quoi il peuvent prétendre au vu de la valeur qu’ils apportent au monde.
Dans un même temps, il devient de plus en plus visible que la culture, en France comme en Europe, représente une part du PIB plus importante que… l’industrie automobile par exemple et génère davantage d’emplois – non délocalisables !
Les artistes : une vraie valeur économique !
Ainsi ces intermittents, si souvent regardés avec une indulgence teintée d’agacement sont, si on prend une autre grille de lecture, des professionnels en formation continue, des entrepreneurs, indépendants, polyvalents et mobiles, salariés et employeurs, artistes et techniciens – en plus d’être une immense force de travail, une véritable manne économique et partout dans les territoires une source de réflexion sur le monde dans lequel nous vivons.
Quels puissants laisseraient une telle force prendre la juste mesure de son autonomie ?
Les financements “culturels” assurés via les cotisations sociales ou les subventions, sont depuis longtemps considérés comme une reconnaissance par la société de la valeur du projet culturel et de l’utilité du travail produit. Nombreux sont ceux qui voient dans ce système la garantie de leur liberté d’expression et d’une indépendance revendiquée haut et fort par rapport aux “lois du marché” et à la rentabilité / productivité horaire.
C’est évidemment une indépendance piégée qui induit un positionnement “biaisé”, la première question étant “comment garder mes indemnités, faire suffisamment de cachets”, plutôt que “comment vivre de ma passion, de la valeur que j’ajoute dans le monde” ?
Et les questions que nous nous posons induisent les réponses que nous trouvons.
voir aussi : Quelle est ta valeur ?
* Dossier Insee : “les métiers artistiques, des conditions d’emploi spécifiques” / “France portrait social 2013” http://www.insee.fr/fr/themes/document.asp?reg_id=0&id=4064